ONU, Europe et objection de conscience : le cas de la Turquie
Derek Brett
Article mis en ligne le 8 juillet 2013
dernière modification le 19 juillet 2013

Représentant de l’IFOR auprès de l’ONU à Genève

Traduction Françoise Brunel

Pour cette présentation du travail sur l’objection de conscience au service militaire, je commencerai par un rappel de la situation

J’étais présent hier à Genève au moment où le Comité des droits de l’homme examinait le premier rapport de la Turquie concernant le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (ICCPR en anglais).
Dans plusieurs états membres du Conseil de l’Europe, les objecteurs de conscience au service militaire sont encore victimes de persécutions ou de discriminations, mais la Turquie est le seul qui refuse toujours jusqu’à la reconnaissance même de l’objection de conscience
Le Pacte est le traité de mise en œuvre, juridiquement contraignant, de la moitié de la Déclaration universelle des droits de l’homme (l’autre moitié est couverte par le Pacte relatif aux droits économiques et sociaux) ; il a été adopté en 1966, 167 des 193 états- membres de l’ONU y ont adhéré en le ratifiant.

Lors de cette ratification, les états s’engagent à faire des rapports réguliers au Comité des droits de l’homme sur la mise en œuvre du Pacte et sur la situation des droits de l’homme dans leur pays. Ce Comité est formé de dix-huit experts indépendants élus par les états adhérents ; ils travaillent en tant qu’individus et non comme représentants de leur pays. Le Pacte stipule que le Comité est responsable de la supervision de sa mise en œuvre et qu’il constitue l’autorité finale sur son interprétation.

La Turquie a ratifié le Pacte plus tard que la plupart des pays européens ; elle ne l’a fait qu’en 2004, après quoi, comme pour beaucoup d’autres pays, il lui a fallu bien plus de temps que prévu pour produire son premier rapport (rapport ‘initial’). Mais il a fini par arriver en 2011. Au nom de l’IFOR, j’ai soumis des commentaires et un rapport sur l’objection de conscience en Turquie au Comité en mars, au moment où un ‘groupe de travail’ du Comité devait dresser la ‘Liste de questions’ à examiner cette semaine. J’étais content de voir que, sur les deux questions de la Liste concernant l’objection de conscience, l’une portait sur l’absence de dispositions juridiques, l’autre sur l’emprisonnement des objecteurs de conscience pour ‘incitation à la haine de l’armée’. J’ai actualisé mon rapport avant la réunion de cette semaine, pour fournir au Comité quelques cas récents examinés par la Cour européenne des droits de l’homme.

Avec l’Internationale des résistant(e)s à la guerre, j’ai aussi fait venir à Genève cette semaine Hülya Ucpinar, avocate qui a défendu de nombreux objecteurs de conscience en Turquie. Lundi, elle a pu faire une intervention de cinq minutes lors d’une réunion officielle du Comité, avec d’autres représentants de la ‘société civile’ turque. L’intervention devait bien sûr être très concise, mais cela en valait la peine ; le Comité était réuni au complet (et les interprètes de l’ONU ont été très utiles pour les membres du Conseil qui ne pratiquent pas l’anglais, même si tous les membres actuels en ont au moins quelques notions). Hulya était assez inquiète pour la réunion informelle plus longue qui devait se réunir mardi à l’heure du déjeuner et à laquelle le Comité avait été convié. Les membres du Comité avaient bien précisé que, pour éviter toute perte de temps, ils ne voulaient pas qu’on répète les interventions déjà faites mais qu’ils préféraient poser directement leurs questions sur ces interventions. « Et s’ils ne demandaient rien sur l’objection de conscience ? » s’inquiétait Hulya. Devait-elle essayer de glisser quelques commentaires sur le sujet ? Inquiétude bien inutile. La toute première question concernait l’objection de conscience ; Hulya et les experts sur la Turquie envoyés du siège d’Amnesty International à Londres ont eu tout loisir de s’étendre sur le sujet.

Mercredi toute la journée et hier matin, une délégation du gouvernement turc a dialogué avec le Comité - en public - sur le rapport, mais ce n’est qu’hier qu’ils en sont arrivés aux questions du Comité sur l’article 18 du Pacte - à savoir la liberté de pensée, de conscience et de religion.

Dans ses ‘réponses écrites’ à la liste de questions envoyées préalablement, la Turquie avait en effet soutenu que le Pacte international ne parlait pas d’un droit d’objection de conscience au service militaire et qu’elle n’avait pas obligation de l’accorder.

Le premier membre du Comité à intervenir sur le sujet a rappelé à la Turquie que, 10 ans avant qu’elle ratifie le Pacte, le Comité avait en 1993 publié un ‘Commentaire général’ sur l’Article 18, affirmant que le droit à l’objection de conscience au service militaire pouvait être déduit de cet article. La Turquie ne pouvait donc pas prétendre qu’elle n’avait pas connaissance de cette interprétation du Pacte au moment de sa ratification.

En même temps que le Pacte, la Turquie a aussi ratifié le Protocole facultatif qui permet au Comité de considérer les cas individuels. (Tous les états n’ont pas accepté ce Protocole facultatif – on sait que le Royaume Uni ne l’a pas fait, ce qui interdit aux citoyens britanniques de porter plainte directement devant le Comité pour de violations du Pacte). C’est ainsi que le premier intervenant d’hier matin a pu faire référence au cas d’Atasoy et Sarkut, que le Comité avait examiné pendant sa session de mars. Il s’agissait de deux Témoins de Jéhovah qui avaient été emprisonnés à de nombreuses reprises parce qu’ils refusaient de faire leur service militaire, l’un d’eux ayant aussi été renvoyé de son poste de professeur à l’université suite aux ordres des autorités militaires.

Cette première intervention a ainsi rassemblé les trois volets de la mission assignée au Comité par le Pacte – examen des Rapports envoyés par les états, rédaction de Commentaires généraux et examen de cas individuels, et montré comment ils peuvent se renforcer l’un l’autre, tout ceci à l’occasion d’un problème particulier : l’objection de conscience, dans un pays particulier : la Turquie.

Ces trois facettes de son mandat ont donné au Comité une plus grande possibilité d’enrichir sa jurisprudence, grâce à quoi il a pu aborder le suivi de la question de l’objection de conscience ces dernières années, et avec plus d’assurance que la Cour européenne des droits de l’homme . Le commentaire général n° 22 en 1993, a été un document crucial pour la progression de la reconnaissance internationale de l’objection de conscience au service militaire. Jusqu’alors, la reconnaissance de l’objection de conscience avait progressé au niveau des pratiques des états, les diverses résolutions du Parlement européen, du Conseil de l’Europe et précisément de la Commission des Droits de l’homme des Nations unies elle-même avaient donné à ce concept une légitimité essentiellement politique. Le Commentaire général n° 22 a été la première déclaration ferme par une organisation juridique indiquant qu’il pourrait y avoir un droit à l’objection de conscience dans le droit international. Cette déclaration n’aurait pas pu être faite par la Cour européenne des droits de l’homme car cette Cour doit attendre qu’on lui soumette un cas adéquat. Mais c’est grâce à ce Commentaire général que le Comité des droits de l’homme a pu avancer avec confiance quand le bon cas s’est présenté.

Il a fallu attendre plus de dix ans et c’est à la Cour européenne que nous avons d’abord cru tenir notre premier cas – le fameux cas Ulke de Turquie qui fut jugé en janvier 2006. Mais les juges trouvèrent que ses emprisonnements répétés et l’état de ‘mort civile’ auquel il avait été condamné à cause de son absence de service militaire et qui l’empêchait de se procurer des papiers officiels constituaient des traitements inhumains ou dégradants. Ils déclarèrent explicitement qu’il n’était donc pas nécessaire de savoir si le fait que cela découlait de son objection de conscience au service militaire signifiait qu’il y avait aussi une violation de sa liberté de conscience. Le Comité des droits de l’homme n’eut pas les mêmes hésitations quand, la même année, on lui présenta le cas de deux témoins de Jéhovah sud-coréens emprisonnés pour objection de conscience. Il déclara que leur objection de conscience au service militaire était une manifestation de leur religion et qu’il y avait eu violation de leur liberté de pensée, de conscience ou de religion, alors que l’état n’avait pas établi la nécessité de limiter une telle manifestation. Dans les cas qui suivirent et qui ne concernaient pas seulement des objecteurs pour motifs religieux, le Comité a confirmé que ce principe s’applique à toute opinion morale ou éthique bien affirmée.

C’est seulement l’an dernier avec le cas d’un Arménien que la Cour européenne des droits de l’homme a rejoint cette opinion du Comité des droits de l’homme. A ce moment-là, grâce à un autre cas de Corée du sud, le Comité des droits de l’homme avait progressé de son côté et en ce mois de mars il a appliqué sa nouvelle ligne au cas de la Turquie. Le Comité a déclaré à l’unanimité qu’il y avait violation mais la majorité des membres ont déclaré que l’objection de conscience au service militaire était une partie inhérente de la liberté de pensée, de conscience et de religion et non la simple manifestation d’une religion ou d’une croyance. On pourrait croire qu’il s’agit de pinaillage mais les implications sont en fait très importantes. Le Pacte international comme la Convention européenne ont établi un nombre très limité de circonstances où les états peuvent mettre des ‘limites’ à la possibilité de manifester sa religion ou ses croyances, mais les deux textes proscrivent la limitation de cette liberté elle-même. Dans un cas comme celui de la Turquie, ceci peut sembler accessoire. Aucun membre du Comité ne croit qu’il puisse y avoir des circonstances où il serait raisonnable pour un état de refuser totalement la reconnaissance de l’objection de conscience, comme le fait la Turquie. Mais cela pourrait s’avérer crucial dans des cas futurs concernant, non l’absence de tout dispositif en faveur des objecteurs de conscience, mais le caractère inadéquat ou discriminatoire d’un tel dispositif. Même en admettant la restriction de la liberté pour un objecteur de conscience de manifester sa religion ou sa croyance, la Cour européenne des droits de l’homme devrait encore se demander si les limites imposées par l’état étaient nécessaires et raisonnables.

Hier, les membres du Comité sont revenus l’un après l’autre sur la question des disposition à prendre par la Turquie pour l’objection de conscience, sur son incapacité à légiférer sur le sujet, sur les emprisonnements répétés d’objecteurs de conscience, les restrictions à la liberté d’expression concernant l’objection de conscience et les humiliations particulières endurées par les objecteurs homosexuels.

Le Ministre de la justice à la tête de la délégation a assuré au Comité que la Turquie prenait bonne note des jugements de la Cour européenne des droits de l’homme et de la décision du Comité dans le cas Atasoy et Sarkut.

Quel résultat attendre ? Dans deux semaines, le Comité publiera une série de ‘conclusions’. Il est certain qu’elles comporteront de sérieuses recommandations pour que la Turquie légifère en faveur de l’objection de conscience. Evidemment le Comité n’a aucun moyen pour faire appliquer ses recommandations – dans la passé, la Turquie s’est débrouillée pour ignorer les jugements de la Cour européenne des droits de l’homme. Tout dépendra de la volonté politique du gouvernement turc. Mais à ce stade précis, les critiques formulées grâce au système international des droits de l’homme servent au moins à renforcer la pression de la Cour européenne sur la Turquie.