Une dette portable enfin acquittée La réhabilitation juridique des déserteurs de la Wehrmacht
Article mis en ligne le 20 novembre 2010

C’est le 17 mai 2002 que le parlement fédéral allemand (Bundestag) a adopté grâce aux suffrages de la coalition gouvernementale formée par le SPD et les verts (Grüne) ainsi que ceux du parti oppositionnel PDS une loi (imprimé 14/8276) stipulant l’annulation forfaitaire des arrêts injustes NS rendus à l’encontre des déserteurs de la Wehrmacht et des homosexuels. Cette décision, contestée par les partis oppositionnels CDU/CSU et FDP jusqu’à la dernière lecture au sein du Bundestag, a enfin permis d’enlever une marque d’infamie léguée par le despotisme nazi. Une fois cette loi signée par le président fédéral et publiée dans le moniteur allemand (Bundesgesetzblatt), les déserteurs de la Wehrmacht seront enfin à l’abri d’examens individuels insoutenables. Nonobstant leurs motivations, les déserteurs de la Wehrmacht bénéficieront également à ce moment d’une réhabilitation forfaitaire accordée par la loi - à l’instar des autres victimes des tribunaux militaires condamnées pour objection de conscience et démoralisation de l’armée.

A l’occasion de la première lecture de cette loi additionnelle le 28 février devant l’assemblée parlementaire nationale, la Bundesvereinigung Opfer der NS-Militärjustiz (l’association fédérale des victimes des tribunaux militaires NS) a retracé quelques étapes préliminaires de cette laborieuse réhabilitation, lesquelles sont reprises plus loin :
" La mise au ban et l’ostracisme qui ont frappé de plein fouet de longues décennies durant les déserteurs de la Wehrmacht dont les quelque 50 000 condamnations et près de 25 000 exécutions témoignent du statut de groupe de victimes NS soumises aux poursuites judiciaires les plus sanglantes de l’histoire allemande : En l’espace de quelques années de guerre, le nombre de peines capitales prononcées et exécutées par les tribunaux militaires (Wehrmachtsjustiz) a dépassé celui des huit siècles précédants de l’histoire allemande - tels furent les propos de Manfred Messerschmidt, historien militaire de renom, lors d’une audition le 29 novembre 1995 au sein du parlement fédéral. Si le gouvernement Adenauer formula, durant la période de réarmement d’après-guerre, des déclarations d’honneur adressées aux soldats " consciencieux " de la Wehrmacht, ceux qui s’étaient opposés à la guerre d’Hitler n’obtinrent point de reconnaissance sociétale ou juridique : Leurs demandes d’indemnisation furent systématiquement rejetées.

" Les antécédents des efforts déployés en faveur de la réhabilitation, initiés au cours de la 10e législature suite à l’initiative du SPD et des verts, tous deux partis gouvernementaux actuels. Vinrent s’ajouter depuis le début des années 80, époque pacifiste, à de multiples endroits des débats plutôt houleux relatifs aux monuments pour les déserteurs de la Deuxième Guerre mondiale. L’objectif de ces derniers consistait à raviver le souvenir des " gens simples " qui s’étaient opposés et soustrait à la guerre d’assaut et de destruction menée par la Wehrmacht. En outre, ils reflétaient le refus de participer aux futures guerres redoutées pendant le débat de réarmement. Dans cette première optique, on avait rompu avec un tabou d’antan et, de surcroît, engendré un affrontement très productif qui marquait à de nombreux endroits le point de départ pour une analyse profonde et une mise au point des démarches militaires (injustes) datant du régime nazi.

" L’arrêt rendu par le tribunal social fédéral qui - contrairement à sa jurisprudence traditionnelle - accorda, le 11 septembre 1991, gain de cause à la veuve d’une victime. Ce jugement qui a fait époque renversa la charge de preuve en matière d’" arrêts " rendus par les tribunaux militaires NS et attesta aux instances juridiques de la Wehrmacht la " perversion de pensées d’extrême droite ".
" La vive lutte parlementaire des années 90 - soutenue de façon énergique et savamment orchestrée par les mêmes partis alors dans les rangs de l’opposition - en faveur d’une réhabilitation équitable et sans ambiguïté en termes juridiques des victimes concernées. La polémique a débouché sur une prise en considération toujours plus nuancée de la question de façon à être également reprise par les institutions sociétales, en l’occurrence par la Evangelische Kirche in Deutschland/EKD (l’Eglise protestante en Allemagne). Sa manifestation relative à la désertion et à l’objection de conscience durant la Deuxième Guerre mondiale (Kundgebung zur Desertion und Kriegsdienstverweigerung im Zweiten Weltkrieg) tenue vers la fin de l’année 1996 a marqué de son empreinte les consultations ultérieures au sein du parlement.

" L’arrêt fondamental rendu le 16 novembre 1995 par le 5e sénat de la cour fédérale selon lequel il fallait qualifier les tribunaux militaires NS à juste titre de justice sanglante et leurs juges d’auteurs de crimes capitaux. Cet arrêt prononcé par un tribunal fédéral marque l’un des points culminants de l’autocritique juridique et met un terme à l’étroite relation personnelle entre justice allemande d’après-guerre et les tribunaux de la Wehrmacht dans le passé. En effet, d’anciens juges des tribunaux de la Wehrmacht avaient accédé aux tribunaux fédéraux (et aux milieux gouvernementaux les plus élevés) ; par conséquent, il était peu surprenant que les demandes de réhabilitation que formulaient leurs victimes d’antan n’aboutissaient pas par la voie judiciaire.

" La résolution du Bundestag approuvée le 15 mai 1997 où l’enceinte parlementaire constatait pour la première fois : " La deuxième guerre mondiale fut une guerre d’assaut et de destruction, un crime perpétré par l’Allemagne national-socialiste. " Ladite résolution stipulait que les condamnations prononcées durant la deuxième guerre mondiale par les tribunaux de la Wehrmacht en matière d’objection de conscience, désertion/abandon du drapeau et démoralisation de l’armée furent injustes et témoignait son respect et sa compassion à l’encontre des victimes. Toutefois, des questions relatives à la réhabilitation des déserteurs de la Wehrmacht restaient ouvertes vu que des actes également injustes selon les dispositions juridiques de l’Etat de droit font l’objet d’une autre démarche. En vertu de l’article 16 du code militaire pénal (Wehrstrafgesetz), la désertion, à l’heure actuelle, entraîne toujours une sanction. La question n’était donc pas résolue.

" La loi abrogative de l’injustice NS datant du 25 août 1998 dont les ébauches et projets consacraient, dans un premier temps, la réhabilitation juridique des déserteurs de la Wehrmacht. Or, suite à l’intervention du porte-parole du CDU/CSU en matière juridique, cette dernière fut à nouveau supprimée lors de la consultation parlementaire décisive : l’on maintint l’examen au cas par cas (Einzelfallprüfung). Aux yeux de bon nombre de personnes conservatrices et pro-militaires, une réhabilitation forfaitaire des déserteurs est inconcevable bien qu’il s’agisse de la désertion d’une guerre d’emblée non respectueuse du droit international. A titre justificatif, c’est le " ius in bello " que l’on invoque tout en argumentant que les condamnations prononcées par les tribunaux militaires NS, en total désaccord avec les principes de l’Etat de droit, et annulées en vertu de la loi abrogative de l’injustice NS se référaient à des actes criminels valables " dans toutes les armées du monde ". Dans cette même optique, l’annulation forfaitaire des arrêts NS rendus à l’encontre des déserteurs de la Wehrmacht risquerait " d’endommager les racines de la vie militaire, la rigueur au sein des forces armées ainsi que la disponibilité des troupes ". De même, il faudrait observer " les réactions suscitées par cette loi destructrice des principes militaires de base à l’étranger ". Le 24 avril 2002, tels étaient les propos du Dr Franz Seidler, chargé de cours à une université des forces armées et désigné comme expert par le CDU/CSU, lors d’une consultation du comité juridique, enceinte où ces réserves ne rassemblent pas (ou plus) de majorité.

" Le mécontentement occasionné par le fait que la retouche de la loi abrogative de l’injustice NS, prévue dans l’accord de coalition du 20 octobre 1998 et réitérée à plusieurs reprises depuis, s’est fait attendre jusqu’à l’échéance de la 14e législature du parlement fédéral. C’est uniquement suite à une demande du PDS (imprimé 14/5612 datant du 19 mars 2001) ayant soumis les projets de loi des partis oppositionnels à l’époque une deuxième fois au Bundestag que cette initiative juridique des partis gouvernementaux a vu le jour. Mais, hélas, très peu de victimes seront en mesure de vivre leur réhabilitation. Créée en 1990 par 37 membres fondateurs, la Bundesvereinigung Opfer der NS-Militärjustiz (l’association fédérale des victimes des tribunaux militaires NS) ne compte désormais plus que six survivants.

Cependant, il reste encore du pain sur la planche : il s’agit notamment de mener à bien l’œuvre de l’inexorable Ludwig Baumann. A l’occasion d’innombrables manifestations, bon nombre d’entre elles organisées à l’initiative des groupes DFG-VK et associations régionales DFG-VK (Landesverbände), le président octogénaire de l’association fédérale, en sa qualité de témoin, a sans cesse lutté de façon impressionnante et crédible en faveur de la restitution de l’honneur des victimes NS et a - dans cette même foulée - déployé un travail immense de médiatisation. Viennent s’ajouter les répercussions sensibles de l’exposition scientifique " Crimes de la Wehrmacht " (Verbrechen der Wehrmacht) de l’institut de recherche sociale à Hambourg. Depuis des années, elle anime le débat et ne cesse de lui donner des impulsions d’actualité.

En guise de conclusion, il faut encore montrer du doigt une tare impérissable de la loi portant sur la réhabilitation : sa justification consacre la condamnation pour cause de " trahison de guerre " comme état de faits exceptionnel, c.à.d. toute personne condamnée pour cause de " crime de trahison en temps de guerre " ne bénéficie toujours pas de la réhabilitation. Si l’on s’en tient à la terminologie juridique : Comment la " trahison " d’une guerre criminelle d’assaut et de destruction organisée par l’Etat pouvait-elle constituer un crime ? Dans la plupart des cas, les victimes furent des simples soldats condamnés exclusivement à la peine capitale pour cause de trahison de guerre (= p.ex. complicité avec l’ennemi Feindbegünstigung et amitié envers des juifs ou bolchevistes etc.) tandis que p. ex. les diplomates délégués au service des Affaires étrangères de l’Etat NS et ayant survécu la guerre se sont vu décerner des honneurs en raison de ces mêmes actes par la suite. Malheureusement, la polémique engagée à l’encontre de cette injustice à l’occasion de la consultation relative au projet de loi le 24 avril et lors des derniers pourparlers parlementaires n’était pas couronnée de succès. Plusieurs cas avancés qui corroboraient l’ambiguïté et l’absurdité de ce blanc ne sont pas passés auprès des décideurs politiques pertinents.

Quand viendra-t-elle, l’époque à laquelle " le crime de trahison " reviendra à une farce provinciale et " la trahison de guerre " sera honorée au sens du mérite d’une solution civile des conflits ? Les pacifistes ont encore un bon bout de chemin devant eux.

Source : ZIVILCOURAGE, n° 4, juillet/août 2002, pp 2 et 13. Auteur : Günter Knebel

Günter Knebel est le gérant du Evangelische Arbeitsgemeinschaft zur Betreuung der Kriegsdienstverweigerer (EAK) (groupe de travail protestant pour la prise en charge des objecteurs de conscience), Brême ; de 1974 à 1982 il appartenait au comité fédéral du DFG-VK en tant que conseiller du service civil.